Gouverné d’une main de fer, mais porté par une aspiration libertaire, le peuple d’Iran se soulève en septembre 2022 pour s’opposer au pouvoir en place, subissant de plein fouet le choc d’une répression sanglante. Sous la coupe de l’ayatollah Khamenei et des mollah, l’Iran s’étrille face au concept de liberté : pour le peuple assoiffé, une liberté nécéssaire, affranchie du poids du dogme et de la contrainte ; pour le pouvoir religieux, une liberté dangereuse, ennemie de la tradition et de l’ordre instauré. Le décès symbolique de Mahsa Amini le 16 septembre 2022, arrêtée pour avoir mal ajusté son voile, puis morte aux mains des gardiens iraniens, constituera un point de bascule. La brutalité des pasdaran ne suffira pas à empêcher le déchainement d’une violence inédite, mais marquera du sceau de la mort la trajectoire de cette révolution politique et féministe. Plusieurs centaines de détenus et de morts sont à déplorer. Depuis, qu’en-est-il ? La traque des opposants s’est poursuivie, aggravée, structurée. Le dirigeant de la République islamique d’Iran perpétue les valeurs d’un régime pieux et traditionnel envers et contre son peuple, rajeunissant, résolument tourné vers la modernité. Mondialement relayée, la vague contestataire s’est resserrée autour d’un espoir, celui d’un autre avenir, fédérée par un nouveau credo : “Femme, vie, liberté“.
En bref
Éléments de compréhension
Quelques éléments introductifs peuvent être aidants à la compréhension de l’article.
Lexique :
- Mollah : chef religieux islamique
- Ayatollah : titre hiérarchique accordé aux grandes figures du clergé chiite, également dirigeants politiques en Iran (contrairement au clergé sunnite, le clergé chiite est très hiérarchisé)
- Pasdaran : gardien de la Révolution, membre des forces de l’ordre militaire placées sous contrôle direct du dirigeant iranien Khamenei. L’institution est à la fois un corps de police et une institution chargée de protéger les intérêts économiques et stratégiques de la République islamique d’Iran.
Cartes :


Historique :
- Partenaires compatibles : Chine, Inde, Russie, Union Européenne
- Puissances ennemies : États-Unis, Arabie Saoudite, Iraq
Statistiques principales :
- Population : 87 millions d’habitants
- PIB : 28ème puissance économique mondiale (1,631 milliard de $)
La liberté servie de Khamenei
Un intérêt politique
Dans la pensée des dirigeants iraniens, tout est affaire de timing : l’Occident a connu son quart d’heure de gloire, le Sud global héritera bientôt du sien. Alors que l’évolution de nos sociétés modernes pousse à davantage de consommation énergétique et technologique, l’Iran s’impose en rempart du modèle progressiste et évolutionniste. D’après leurs déclarations, et celles de plusieurs dirigeants d’Orient, les blocs occidental et communiste perdent de leur influence dans un monde désormais globalisé : désengagement civique, recul des concepts démocratiques et électifs, défis climatiques et démographiques, atteinte aux libertés individuelles, guerre aux portes de l’Union européenne… En mal de confiance, les courants politiques démocratiques et soviétiques ayant façonné le 20ème siècle seraient donc en passe de se déliter, imposant l’émergence d’autres acteurs. C’est dans ce cadre que l’ayatollah Khamenei se prononce pour revendiquer consciemment “une nouvelle domination“, celle de l’Islam politique.

Un rejet de la modernité

Pour l’intelligentsia de Téhéran, il est essentiel d’empêcher la diffusion et la propagation des idéaux modernes dans la population. Il en va non seulement de l’autorité politique des dirigeants iraniens, mais plus largement de la légitimité et de la viabilité de l’Islam politique à l’échelle du monde. L’accomplissement de ce modèle politico-religieux n’étant qu’une première étape nécéssaire au “grand renouveau” prédit par le Grand gardien de la Révolution Khamenei. De ces régimes découlent des politiques de répression et de soumission structurées, imposant par la force des modes culturels traditionnels, comme le port du voile en Iran. Pour se faire, le gouvernement du pays doit décupler les preuves de sa fiabilité et développer ses alliances politiques. Un seul objectif donc, tuer dans l’oeuf tout conflit ou embrasement interne. Avant de convaincre de nouveaux alliés, le gouvernement iranien doit maintenir son cap pour le pays, sans heurts ni révolte, alors que hument encore les cendres de la révolution de septembre.
Du côté de Washington, le renversement annoncé par les iraniens n’est pas jugé crédible. Pourtant, nombre de scénarios américains n’avait pas su prédire l’intégration de l’Iran dans l’alliance des BRICS. Seulement en août 2023, l’Iran entre bel et bien dans l’entente économique des pays du Sud avec l’agrément sino-russe. Loin d’être rejeté, l’appareil iranien est au contraire intronisé, breveté, fiabilisé. Pour le pouvoir à Téhéran, cette intégration diplomatique du régime au banc des grandes puissances est accueillie comme “un grand pas pour la politique étrangère“, accélérant la diffusion de son idéologie sur les populations du Sud global. Si forte de certitude, la machine américaine essuie donc un revers dans la grande bataille géopolitique qu’elle mène Moyen-Orient, spectatrice de la crédibilisation de l’Iran, “élément le plus déstabilisateur de la région” selon Anthony Blinken, secrétaire d’État américain.
Une puissance crédible
De facto, l’intronisation de la République islamique au banc des puissances d’influence a consolidé ses ancrages diplomatiques, ce qui n’est pas sans satisfaire les autorités russes et chinoises. Ces mêmes alliés, l’ayatollah en est convaincu, l’aideront à prendre ce “virage historique“. Ces conditions géopolitiques facilitantes favorisent incontestablement l’émergence d’un “nouveau pôle” au Sud selon les discours avisés de plusieurs diplomates. Le pont existe désormais entre puissance de l’Est de l’Europe, la Fédération de Russie, du sud de l’Amérique, le Brésil de Lula, et désormais du Moyen-Orient, l’Iran et l’Arabie saoudite en tête.
Toutefois, les fondations du pouvoir iranien sont fragilisées par la ferveur populaire qui s’est organisée. Ainsi, l’inspiration des révoltes iraniennes sera sévèrement réprimée, car dangereuse. Tellement dangereuse qu’elle ferait s’écrouler les ambitions d’un projet politique pensé pour durer.

Une domination religieuse pour remède

“La domination de l’Islam sur le monde est arrivée” selon le Guide suprême iranien. À l’occasion de cette grande recomposition annoncée, l’avènement de la liberté “à l’iranienne” serait donc à la fois un bouleversement politique mais aussi et peut-être essentiellement religieux, sociologique. C’est pourquoi selon Khamenei, “l’heure de l’Islam” serait arrivée. L’écrivain Abbas Milani, expert de la pensée du dirigeant, décryptait récemment pour L’Express la complexité de l’objectif politique du régime en tentant de le replacer dans une perspective historique : “La modernité créée par le monde judéo-chrétien visait à faire disparaître l’Islam de la carte“. L’ennemi est moderne. L’ennemi est occidental. En cela se résume la philosophie de Khamenei et de ses fidèles. Dans un tel prisme du monde, les intentions vengeresses de l’Iran font surface. Ce fait explique à lui seul l’intensité particulièrement mortifère de la répression. Ces remises en question historiques sont résolument nécéssaires à la bonne compréhension de ce qui se joue aujourd’hui dans la société iranienne. Il n’est plus affaire de politique lorsqu’il s’agit de vengeance. En pointant du doigt la modernité occidentale dans ses prêches, argumentant que celle-ci s’était construite pour faire barrage à l’Islam, les dirigeants iraniens se sont judicieusement placés dans la position des oppressés, eux les défenseurs des traditions, face à un oppresseur, diable moderne étasunien. D’une pierre deux coups, le régime tient sa double justification, désignant l’Amérique à la fois comme ennemi politique et comme opposant idéologique.


“Que l’Occident s’en inquiète“, selon Khamenei, à l’évocation d’une alliance des forces arabes au Moyen-Orient. L’Occident compte jusqu’alors sur le clivage multiséculaire opposant les peuples chiites et sunnites. Pour que les pays d’Orient s’unissent, encore faudrait-il qu’ils s’entendent sur une constante politique et religieuse. Or, l’Islam est scindée en deux courants religieux dans la région, chiite et sunnite, opposés idéologiquement et divisés territorialement. La puissance américaine fait donc le pari de leur incompatibilité. Mais selon plusieurs experts de l’histoire politique iranienne interrogés à ce sujet, le monde occidental serait naïf de parier sur une impossible réunion des deux courants religieux : “Lorsque l’on parle d’Islam politique (…) les deux visions chiites et sunnites se rejoignent autour de l’idée qu’une victoire islamique mondiale se profile à l’horizon” selon l’écrivain Milani. Plus que le seul avenir politique de l’Iran, c’est un basculement des rapports de force au Moyen-Orient qui se joue entre les mains de Téhéran.
La liberté bue du peuple
“Le peuple iranien a tourné la page du régime islamique” selon Narges Mohammadi

Fin septembre dernier, la mort de Mahsa Amini dans une cellule de Téhéran fait s’embraser la jeunesse iranienne. De partout et d’ailleurs les soutiens affluent. La planète embrasse la cause iranienne.
Un an et demi plus tard, dans les rues comme dans les urnes, le peuple iranien a déserté. Le souffle amorcé en septembre dernier s’est éteint sous l’étouffoir répressif des pasdaran. Les morts et les détenus, en Iran dit-on les “presque-morts“, sont désormais célébrés, regrettés. Parmi ces voix qui s’élèvent, celle de la Prix Nobel de la Paix 2023, Narges Mohammadi, emprisonnée par le régime iranien depuis 2014.
À l’occasion de la sortie de son livre “Torture Blanche“, exporté clandestinement du pays, elle témoigne : “Le peuple iranien a tourné la page de ce régime. Soumise à la répression, à des arrestations, aux peines de prison et de mort, aux tirs à bout portant lors des manifestations, la population s’est retirée des rues sans vraiment rentrer chez elle ni adopter une attitude passive ou servile.”. Libre de penser, l’écrivaine et figure de la révolte croit aux suites de la mobilisation : “Je pense qu’à la prochaine occasion elle réinvestira la rue.” assurera-t-elle.
Une histoire qui se répète
Depuis l’instauration de la République islamique en 1979, l’histoire iranienne est morcelée de révoltes, chaque fois brisées par une répression sanglante. Sans nul doute, les cendres de la colère n’attendent qu’une brise pour voir renaitre la flamme révolutionnaire, avant que celle-ci ne s’éteigne à nouveau sous le poids du sang. Pourtant, “en 1906, la révolution constitutionnelle et la création du Parlement montraient le fort potentiel démocratique de l’Iran et des Iraniens.” affirme Narges Mohammadi, depuis la prison d’Evin en province de Téhéran. “À notre époque, les différents mouvements démocratiques, leur importance croissante dans tous les domaines de la vie sociale, indiquent à leur tour la volonté du peuple iranien d’accéder à la démocratie, à l’égalité et à la liberté. La République islamique est le principal obstacle sur cette voie.”. Le cycle de l’histoire pourrait alors ne pas se répéter.

Comme une confirmation, les récentes législatives organisées par le pouvoir iranien ont accusé des scores de participation très faibles. De façon inédite, le peuple ne s’est pas déplacé : seuls 40% des iraniens ont fait l’effort de se rendre aux urnes, moins que durant la crise sanitaire du Covid-19. Désertées et pour cause, la principale coalition de partis réformateurs, le Front des réformes, avait annoncé son refus de participer à des « élections dénuées de sens », notamment compte tenu de la disqualification de nombre de ses candidats avant le scrutin. Le pouvoir iranien est ainsi rejeté, pas de façon stratégique ou politique, sur place, les abstentionnistes évoquent plutôt “l’expression d’un désespoir“.
Après l’orage et la poussière
À rejet politique, rejet culturel. Selon Ghazal Gholshiri, journaliste iranienne, “le voile est désormais le symbole de toutes les injustices imposées par le régime à sa population, aux femmes comme aux hommes. À travers lui, c’est l’ensemble du système politique iranien que le peuple rejette“. Des figures pensantes spécialistes de l’histoire de l’Iran attestent d’une transformation de la société civile iranienne, invitant le pays dans une nouvelle ère de son histoire. Après l’impact de la révolte, la prix Nobel Narges Mohammadi présage une onde de chocs : “Aucun mouvement de protestation n’a eu un impact aussi important que « Femme, vie, liberté » sur les couches inférieures de la société, y compris les groupes religieux.“. Elle poursuit et conclut : “Ce mouvement a provoqué une évolution intellectuelle, culturelle et sociale plus large, plus durable et plus radicale que tout changement juridico-politique au sein de la structure d’Etat. Jamais l’objectif de la transition de la théocratie autocratique vers la démocratie, la liberté et l’égalité n’avait à ce point constitué une revendication populaire nationale. Le mouvement « Femme, vie, liberté » a lancé un appel sans ambiguïté au monde entier.“. Jeunesse et espoir devront donc porter l’ambition heureuse d’un Iran renouvelé face à la main de fer d’un système politico-religieux aveuglé par sa haine de la modernité.
Crédits : Yasin Akgul, AP Photo
Sources : Hamdam Mostafavi (L’Express), Courrier International, L’Esprit Public (France Inter), Le Figaro, Ghazal Golshiri (Le Monde)
- Aller plus loin :
- L’histoire de l’Iran en galerie de portraits (accès libre et gratuit) : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/25/en-images-le-soulevement-des-femmes-iraniennes-emeut-la-planete_6143123_3210.html,
- Podcast Radio France : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-esprit-public/depuis-la-mort-de-mahsa-amini-une-vague-d-indignation-et-de-manifestation-en-iran-7237644
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