Iran : un an après la répression, une soif de liberté

Gouverné par un pouvoir religieux traditionnel depuis 1979, le peuple d’Iran se soulève en septembre 2022 après le décès de Mahsa Amini, jeune iranienne de 25 ans, symbole d’un pays en souffrance. Culturellement et historiquement divisé en deux strates, la société iranienne s’étrille face à la conception du mot liberté : pour la jeunesse des centres urbains, une liberté attendue, un baume sur des cicatrices héritées ; pour la classe traditionaliste, une liberté jugée dangereuse, inféodée à l’ordre et au culte chiite. À nouveau aspirée par un élan contestataire, et malgré la répression drastique des pasdaran, la foule s’infiltre dans la brèche d’une révolution politique et sociale qui semblait s’être ouverte. Un an plus tard, la vague contestataire s’est resserrée sans disparaitre.


En bref

Éléments de compréhension

Lexique :

  • Mollah : chef religieux islamique
  • Ayatollah : titre hiérarchique accordé aux grandes figures du clergé chiite, également dirigeants politiques en Iran (contrairement au clergé sunnite, le clergé chiite est très hiérarchisé)
  • Pasdaran : gardien de la Révolution, membre des forces de l’ordre militaire placées sous contrôle direct du dirigeant Khamenei. L’institution est à la fois un corps de police et une institution chargée de protéger les intérêts économiques et stratégiques de la République islamique d’Iran.

Cartes :

Historique :

  • Partenaires historiques : Chine, Inde, Russie
  • Puissances ennemies : États-Unis, Arabie Saoudite, Irak

Statistiques :

  • Population : 87 millions d’habitants
  • PIB : 28ème puissance économique mondiale (1,631 milliard de $)

Une liberté servie par Khamenei

Un contexte global favorable à l’émergence de nouvelles puissances

Sur le calendrier des dirigeants iraniens, le jour est venue de s’affirmer. L’Occident a connu son quart d’heure de gloire, les mollah veulent croire que le Sud global héritera bientôt du sien. Alors que nos sociétés contemporaines poussent sur des de croissance et de progressisme, l’intelligentsia iranienne s’impose en rempart à ce modèle évolutionniste. Eux espèrent que la reconstitution des appétits impériaux russes et chinois conduira à une perte d’influence du bloc occidental, redéfinissant les équilibres d’un ordre nouveau. Force est de constater que le modèle historiquement porté par la société des vainqueurs au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale n’est plus en vogue : désengagement civique, recul des concepts démocratiques et électifs, défis climatiques et démographiques suspendus, atteintes aux libertés individuelles, guerre sur le sol européen… En mal de confiance, les courants démocratiques qui ont façonné le visage du 20ème siècle politique seraient en passe de se déliter, ouvrant l’émergence d’autres acteurs. C’est dans ce contexte que l’ayatollah Khamenei revendique “une nouvelle domination“, celle de l’Islam politique.

Manifestation suite à l’instauration de la République islamique d’Iran en 1979

Une puissance au crédo anti-moderne qui perce dans le concert des Nations

Rue de Téhéran, mai 2022. Vahid Salemi/AP/SIPA

Au coeur des préoccupations de l’intelligentsia téhéranaise, une obsession à prévenir la diffusion et la propagation et l’infusion des idéaux modernes. D’après les termes régulièrement employés par les dirigeants iraniens, il en va non seulement de l’autorité politique et de la stabilité du régime mais plus largement de la légitimité et de la viabilité de l’Islam politique dont l’Iran se fait le porte drapeau. La pérennité de ce modèle politico-religieux n’étant qu’une première étape nécéssaire au “grand renouveau” prédit par le gardien de la Révolution Khamenei. De ce régime suinte un dégout profond de la modernité, d’où proviennent des politiques particulièrement répressives visant à imposer par la force des modes culturels traditionnels comme le port du voile pour les femmes. Pour parvenir à maintenir le régime religieux dans une société traversée par les idéaux occidentaux, le gouvernement chiite doit redoubler d’effort et développer ses alliances politiques en dehors de ses frontières. Leur obsession reste inchangée : contenir tout embrasement interne, et afficher la réussite du modèle islamiste.

Au sein des équipes de la Maison Blanche, l’émergence de nouvelles puissances du Sud global, dont l’Iran, n’est pas jugé “dangereuse” et “ne menace pas d’ouvrir un renversement des logiques de pouvoir” bâties post-1945. Les États-Unis avaient pourtant échouer à prédire une intégration si rapide de l’Iran au concert des nations, notamment l’intégration au sein de l’alliance des BRICS au 1er janvier 2024. Le signe pourtant d’un rapprochement évident avec le bloc sino-russe. Loin d’être rejeté, l’appareil iranien se trouve donc au contraire intronisé au rang de puissance émergente. Pour le pouvoir religieux, cette intégration diplomatique est accueillie comme “un grand pas pour la politique étrangère“, crédibilisant l’idéologie islamiste au sein du Sud global. Malgré les avertissements, la machine américaine assiste passivement à cette crédibilisation de l’Iran, pays jugé “le plus déstabilisateur de la région” d’après le secrétaire d’État américain Anthony Blinken.

Une puissance crédible ?

De facto, l’intronisation de la République islamique a consolidé ses ancrages diplomatiques, ce qui n’est pas sans satisfaire les autorités russes et chinoises. Ces mêmes alliés, l’ayatollah en est convaincu, l’aideront à prendre ce “virage historique” du Sud global. Ces conditions géopolitiques facilitantes favorisent incontestablement l’émergence d’un nouveau pôle. Le pont existe désormais entre la Russie de Poutine et le Brésil de Lula, sans oublier l’Arabie Saoudite du prince ben Salmane et l’Égypte de Sissi, qui ont récemment rejoint l’alliance.

Une domination religieuse pour remède

Le leader religieux Ali Khamenei célèbre la dernière prière du mois du Ramadan dans la Grande Mosquée de Téhéran, le 22 avril 2023. Reuters

La domination de l’Islam sur le monde est arrivée” avait donc déclarer le Guide suprême iranien en avril 2022. À l’occasion de cette grande recomposition annoncée, l’avènement de la liberté “à l’iranienne” serait donc à la fois un bouleversement politique, mais aussi religieux. L’écrivain Abbas Milani, expert de la pensée du dirigeant, décryptait récemment pour L’Express l’ancrage profond des logiques auxquelles doit faire face le régime : “La modernité créée par le monde judéo-chrétien visait à faire disparaître l’Islam de la carte“. En cela se résume la philosophie de Khamenei teintée d’intentions vengeresses. Cette perspective historique explique la virulence du régime religieux à réprimer tout soulèvement. En pointant du doigt la modernité occidentale dans ses prêches, arguant que celle-ci s’est construite en barrage à l’Islam, les dirigeants iraniens se placent du côté des oppressés. D’une pierre deux coups, le régime tient sa double justification, désignant l’Amérique à la fois comme ennemi politique et comme opposant idéologique.

Les iraniens portestent en chantant des slogans durant une manifestation suite à la mort de Mahsa Amini, tuée par la police à Téhéran le 21 septembre 2022. AP Photo
Nasibe Samsaei, femme iranienne vivant en Turquie, coupe sa queue de cheval durant une manifestation devant l’ambassade d’Iran à Istanbul. (Photo by Yasin AKGUL / AFP)

Que l’Occident s’en inquiète” prévenait Khamenei, évoquant la perspective d’une alliance des forces arabes au Proche et Moyen-Orient. Jusqu’alors, le clivage multiséculaire opposant les peuples chiites et sunnites a toujours empêché qu’une telle réunification se produise. Mais selon plusieurs historiens arabes interrogés à ce sujet, le monde occidental serait naïf de parier sur une impossible réunion des deux courants religieux : “Lorsque l’on parle d’Islam politique (…) les deux visions chiites et sunnites se rejoignent autour de l’idée qu’une victoire islamique mondiale se profile à l’horizon” selon l’écrivain Milani. En partie suspendu à l’évolution du régime iranien, l’avenir du Moyen-Orient pourrait basculer en cas de renversement du pouvoir religieux à Téhéran.


La liberté, un totem pour le peuple iranien

Le peuple iranien a tourné la page du régime islamique” selon Narges Mohammadi

Téhéran, Iran, le 19 septembre 2022. WANA/Reuters

Face à ce régime traditionnel, un peuple révolté. Fin septembre dernier, la mort de Mahsa Amini dans une cellule de Téhéran faisait s’embraser la jeunesse iranienne. Du monde entier, les soutiens affluaient, et la planète s’émouvait de leur cause.

Un an et demi plus tard, dans les rues comme dans les urnes, le peuple iranien a déserté. Le souffle amorcé en septembre dernier s’est largement éteint sous l’étouffoir des pasdaran. Les morts et les détenus, les “presque-morts” dit-on en Iran, sont désormais regrettés et célébrés. Parmi ces voix censurées, celle de la Prix Nobel de la Paix 2023, Narges Mohammadi, emprisonnée par le régime iranien depuis 2014.

À l’occasion de la sortie de son livre “Torture Blanche“, exporté clandestinement du pays, elle témoigne pour Le Monde : “Le peuple iranien a tourné la page de ce régime. Soumise à la répression, aux tirs à bout portant lors des manifestations, la population s’est retirée des rues sans vraiment rentrer chez elle ni adopter une attitude passive ou servile.”. Depuis sa cellule, l’écrivaine et figure de la révolte veut croire aux suites de la mobilisation : “Je pense qu’à la prochaine occasion, elle réinvestira la rue.“.

Une histoire qui se répète

Depuis l’instauration de la République islamique en 1979, l’histoire iranienne est morcelée par des révoltes successives, chaque fois brisées par une ­répression sanglante. Pourtant, “en 1906, la révolution constitutionnelle et la création du Parlement montraient le fort potentiel démocratique de l’Iran et des Iraniens” affirme Narges Mohammadi depuis la prison d’Evin. “À notre époque, les différents mouvements démocratiques, leur importance croissante dans tous les domaines de la vie sociale, indiquent à leur tour la volonté du peuple iranien d’accéder à la démocratie, à l’égalité et à la liberté. La République islamique est le principal obstacle sur cette voie.”. Pour l’heure, le cycle de l’histoire patiente.

Comme une confirmation, les récentes législatives organisées par le pouvoir iranien ont abouti à des scores de participation très faibles. Une désertion inédite de la population en guise de message : seuls 40% des iraniens ont fait l’effort de se rendre aux urnes, moins que durant la crise sanitaire du coronavirus en 2019. La principale coalition de partis réformateurs, le Front des réformes, avait annoncé son refus de participer à des « élections dénuées de sens » compte tenu de la disqualification de nombre de ses candidats avant le scrutin. Ce vide laissé se lit comme un rejet massif, “l’expression d’un désespoir“.

Après l’orage et la poussière, le soleil ?

Une fois le rejet politique, le rejet des traditions ? Selon Ghazal Gholshiri, journaliste iranienne, “le voile est désormais le symbole de toutes les injustices imposées par le régime à sa population, aux femmes comme aux hommes. À travers lui, c’est l’ensemble du système politique iranien que le ­peuple rejette“. À Téhéran, les écrivains et universitaires du pays observent une véritable transformation de la société civile iranienne, notamment démographique, invitant le pays dans une nouvelle ère de son histoire. Après la révolte de septembre, Narges Mohammadi présage une onde de chocs : “Aucun mouvement de protestation n’a eu un impact aussi important que « Femme, vie, liberté » sur les couches inférieures de la société, y compris les groupes religieux. Ce mouvement a ­provoqué une évolution intellectuelle, ­culturelle et sociale plus large, plus durable et plus radicale que tout changement juridico-politique au sein de la structure d’Etat. Jamais l’objectif de la transition de la théocratie autocratique vers la démocratie, la liberté et l’égalité n’avait à ce point constitué une revendication populaire nationale” conclut-elle. Entre héritage et révolte, la jeunesse iranienne compte faire de l’espoir une arme par destination, cherchant à redessiner les contours d’un système qu’elle n’a jamais choisi.


Crédits : Yasin Akgul, AP Photo

Sources : Hamdam Mostafavi (L’Express), Courrier International, L’Esprit Public (France Inter), Le Figaro, Ghazal Golshiri (Le Monde)

Aller plus loin :

  • L’histoire de l’Iran en galerie de portraits (accès libre et gratuit) : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/25/en-images-le-soulevement-des-femmes-iraniennes-emeut-la-planete_6143123_3210.html,
  • Podcast Radio France : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-esprit-public/depuis-la-mort-de-mahsa-amini-une-vague-d-indignation-et-de-manifestation-en-iran-7237644
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Rédacteur de contenus pour l'Équinoxe Journal

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